dimanche 23 août 2009

Aftonbladet se fait passer pour une victime

Le 17 août, le populaire tabloïd suédois Aftonbladet publiait dans ses pages "Culture" un article signé Donald Boström intitulé "Våra söner plundras på sina organ" (On vole les organes de nos fils).

Dans cet article, Boström établit une connexion entre une affaire toute récente de trafic d'organes aux USA, et un mythe qui commence à dater: celui des Juifs voleurs d'organes.

Boström n'a strictement rien d'autre à porter au "débat" que cette vieille rumeur. Le problème est que son article ne précise absolument pas aux lecteurs la banalité de ce mythe.

Il ne mentionne pas par exemple le feuilleton iranien "Zahra's Blue Eyes" diffusé en 2004, dans lequel les vilains sionistes kidnappent des enfants pour voler leurs yeux (Våra barn plundras på sina ögon -on vole les yeux de nos enfants- ferait un très beau titre pour une adaptation suédoise).

Il ne mentionne pas "Matzah of Zion", titre d'un bouquin de Mustafa Tlass, ex-ministre de la Défense syrien, qui présentait les meurtres dits "rituels" comme une réalité (selon cette très très vieille légende les méchants Juifs tueraient des goyim, de préférence des enfants, afin de voler leur sang, nécessaire à la préparation de certaines recettes comme la matza de Pâque). Ce bouquin date de 1986.

Boström se garde bien également de mentionner le succès de ce mythe sur les sites Internet antisémites (pardon... antisionistes). Plusieurs sites se repassent depuis 2002 le contenu d'une nouvelle publiée par le Tehran Times, selon laquelle trois adolescents palestiniens auraient été abattus de sang-froid à Khan Younes, leurs organes prélevés, les corps recousus et restitués (ce sont ces sites qui se réfèrent au Tehran Times). C'est exactement le scénario de l'article de Boström.

Pas un mot sur un article d'Al-Ahram (Égypte) en 2000 reprenant ces accusations de meurtre rituel (cf. Nouvel-Obs). Pas un mot sur Le cavalier sans monture, feuilleton égyptien basé sur les "protocoles" et diffusé en 2002 , ni sur Al-Shatat, production télévisuelle syrienne diffusée sur la chaîne du Hezbollah au Liban, qui fait aussi la part belle aux "meurtres rituels".

* * *

Jan Helin, rédac-chef d'Aftonbladet, préfère se plaindre amèrement de la "campagne" qui se "déchaîne" contre son honnête journal, mais le fait d'avoir jugé pertinent d'accepter la publication du plus classique des ragots antisémites ne semble pas le troubler le moins du monde. Ce dimanche 23 août il persiste et signe dans un article, "Det var veckan då världen blev galen" (La semaine où le monde est devenu fou).

Selon Jan Helin, "Avsikten var ställa ett antal frågor om illegal organtrafficking" (L'objectif était de poser un certain nombre de questions sur le trafic illégal d'organes). Ce qui est tout simplement faux: l'objectif de l'article de Boström était d'établir un lien entre une authentique enquête (du FBI! aux USA!) avec des rumeurs antijuives circulant -entre autres- au Moyen-Orient. Même le choix des photos illustrant l'article était parfaitement clair: tout d'abord deux jeunes lanceurs de pierres, puis une photo du corps d'un Palestinien restitué à la famille après autopsie, enfin la photo de Levy Izhak Rosenbaum, citoyen américain, lors de son arrestation par le FBI. Si avec ça le lecteur ne comprend pas...

Jan Helin admet de nouveau, ce 23 août, qu'il n'y a pas la moindre preuve impliquant des Israéliens (ou des Juifs américains comme Levy Izhak Rosenbaum) dans des vols d'organes sur des cadavres "frais" de Palestiniens. Mais il persiste à présenter le rapprochement entre les souvenirs de Boström et l'enquête américaine en cours comme légitime. Un bon travail journalistique, croit Jan Helin:
"Inga av dessa i sig ostridiga faktauppgifter bevisar organstöld. Men det var, enligt mig, fog för att publicera en kulturartikel som ställer ett antal frågor"
[Aucun de ces faits incontestables en soi -sic- ne prouve qu'il y ait eu vol d'organe. Mais c'était suffisant, selon moi, pour permettre la publication d'un article culturel posant un certain nombre de questions]
Jan Helin, comme d'autres responsables du journal, refuse de prendre en compte la thématique indéniablement antijuive de l'article publié par son journal. Au contraire, il nie avec véhémence tout soupçon d'antisémitisme et présente le pamphlet de Boström comme un ensemble de "faits" incontestables, qui suscitent "des questions" auxquelles les Israéliens refusent de répondre. L'édition du 23 août propose même une entrevue avec la famille de Bilal Ghanem (qui servait d'exemple à Boström dans son article du 17), famille qui continue à croire et affirmer "que les organes de leur garçon ont été volés".

Perseverare aftonbladetum...

* * *

La tactique d'Aftonbladet depuis le début de cette affaire consiste à renverser l'accusation: ce sont ceux qui ont osé critiquer le journal qui posent un danger à la liberté de presse et d'expression: yttrande- och pressfriheten. Ces mots sont répétés comme un mantra par les responsables du journal.

La meilleure défense étant, dit-on, l'attaque, Aftonbladet s'emploie à transformer la publication d'un article fondé sur un mythe antijuif en une affaire de vie et de mort pour la liberté de la presse. Abracadabra!

Aftonbladet a reçu l'aide de certains parlementaires de l'opposition de gauche, notamment Per Gahrton, du Miljöpartiet de Gröna - les Verts suédois). Per Gahrton s'était déjà illustré dans le passé en prenant la défense d'Ahmed Rami, fondateur de la radio (puis du site Internet) Radio Islam, bien évidemment au nom de la liberté d'expression (Gahrton aurait quand même déclaré que Rami est un raciste qui fait du tort à la cause palestinienne) et avait comparé le "lobby israélien en Suède" aux Hells Angels (sorte de mafia sur deux roues) avant de s'excuser... auprès des Hells!

Cette tactique ne trompe personne, et certainement pas Sydsvenskan, journal local -tendance libérale- du sud de la Suède, qui dès le 19 août publiait une courte opinion intitulée "Antisemitbladet" (jeu de mot sur le nom du journal Aftonbladet). Mats Skogkär mettait clairement en évidence les failles de l'article de Donald Boström: des éléments disparates, le vieux mythe des crimes rituels, un raisonnement conspirationniste pour lier le tout. L'auteur concluait avec ironie, anticipant la ligne de défense du journal: "Antisemitism? Nej, nej, bara Israelkritik" (Antisémitisme? Non, non, juste une critique d'Israël).

Sydsvenskan se penchait également, le 21 août, sur les tentatives de Jan Helin & Cie pour transformer leur erreur de jugement en une question de liberté d'expression: Försök inte, Aftonbladet (N'essaye pas, Aftonbladet). À propos de la prise de position de l'ambassadrice de Suède en Israël, Elisabeth Borsiin Bonnier, prise de position qui a été utilisée sans honte par Aftonbladet afin de se faire passer pour une victime, Sydsvenskan écrit :
"Regeringen och svenska myndigheter skall inte försöka styra vad som skrivs i svensk press – det gäller även ambassadörer. Det är fullt tillåtet att trycka smörja i Sverige, och skall så vara"

[le gouvernement et les administrations suédoises ne doivent pas essayer d'influencer ce qui est écrit dans la presse nationale - cela vaut également pour les ambassadeurs. Il est parfaitement autorisé, en Suède, d'imprimer des saloperies, et cela restera ainsi]
Puis Sydsvenskan, ayant rappelé ce dogme sacré pour l'ensemble des médias suédois, (re)taille de belles croupières à Aftonbladet pour avoir laissé passer un article aussi grossier et mal fichu, pointe les méthodes pour le moins douteuses de Donald Boström, et cherche le lien entre l'accusation de vol d'organes et l'enquête du FBI. La connexion réside-t-elle dans le fait que des gens, prêts à venir aux USA pour vendre un organe, étaient Israéliens? Mais ils étaient bien vivants et munis de visas, ils n'ont strictement aucun rapport avec la mort d'un Palestinien en 1992. Le lien établi par Boström ne résiderait-il pas plutôt dans le fait que certains suspects américains interrogés par le FBI sont juifs?

Sydsvenskan conclut:
Svenska myndigheter har inget skäl att be om ursäkt för vad som publiceras i svensk press (...)

Men smörja är och förblir smörja. Aftonbladet bör inte komma undan så lätt

[Les autorités suédoises n'ont aucune raison de s'excuser pour ce qui est publié dans la presse suédoise (...) Mais une saloperie est et reste une saloperie. Aftonbladet ne devrait pas s'en tirer aussi facilement.]
Voilà qui est bien dit.


Update
À lire, sur le sujet:
EISCA (European Institute for the Study of Contemporary Antisemitism), Recycling Old Libels
Fred i Mellanöstern (blog)
MEMRI, à propos du feuilleton iranien "Zahra's Blue Eyes"

Ainsi que la pertinente réaction de Benny Dagan, ambassadeur d'Israël en Suède, en réponse à un journaliste suédois qui lui demandait candidement si Israël ne devrait pas enquêter sur les allégations d'Aftonbladet:
"You know what, I have a suggestion for you," Dagan retorted. "Why won't you investigate why the Mossad and the Jews were behind the bombing of the twin towers? Why won't we investigate why Jews are spreading AIDS in the Arab countries? Why won't we investigate why Jews killed [Christian children to bake Matzot on Pessah]?"
Enquêter sur le rôle des Juifs dans les attentats contre le World Trade Center, la diffusion du SIDA dans les pays arabes, ou le meurtre d'enfants chrétiens, ce ne serait effectivement pas plus con qu'enquêter sur la foi des fantasmes de Boström & Cie (ce n'est pas une blague du tout: Aftonbladet a réellement suggéré une enquête internationale).

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Excellent article ! D'autant qu'Aftonbladet a reconnu hier qu'ils n'avaient pas de preuves de ce qu'ils avançaient.

Albatros a dit…

Merci pour votre aimable commentaire.

Boström et Helin ont dit très tôt, y compris à la radio, qu'ils n'avaient pas de preuves, juste que tout cela était très troublant et méritait une enquête internationale...

(j'ajoute que, même à la radio, ils avaient des contradicteurs: tous les Suédois ne gobent pas ce genre de conneries malsaines, contrairement à ce que croient certains)

La réaction de l'ambassadeur Benny Dagan est très pertinente: pourquoi ne pas enquêter sur tous les ragots antijuifs qui circulent?

Salutations.

Victor PEREZ a dit…

Très bon Récapitulatif.