dimanche 26 avril 2009

L'idéologie anti-"sioniste" et l'Histoire: un bref exemple

Dans son dossier thématique Vit-on la mort de la démocratie? la revue Médiane, vol.3 #2, propose un article signé Denis Kosseim, intitulé Israël peut-il être sioniste et démocratique? (pp. 57 à 62)

La question est purement rhétorique, comme on s'en doute.

L'auteur (qui apparemment enseigne dans un CEGEP... Mise à jour: il est prof de philosophie) enfile plusieurs perles sorties directement du bréviaire anti-"sioniste" avec une franchise déconcertante.

Il commence ainsi par regretter, avec Joseph Massad, que les "intellectuels européens de gauche" (Sartre en tête), ces pauvres aveugles, aient été incapables de percevoir "l'ultime réalisation d'Israël, à savoir la transformation du juif en antisémite et du palestinien en juif". Cet "aveuglement", tenez-vous bien, "fonderait l'identité européenne contemporaine".

M. Kosseim devrait se demander si c'est bien d'aveuglement qu'il s'agit?

Ils ne manquent pas, les intellectuels anti-"sionistes", qui passent leur temps voire fondent leur carrière sur ces deux projets: dépeindre les Israéliens comme les nouveaux nazis, et les Arabes palestiniens comme les nouveaux Juifs. Dans ce deuxième cas il ne s'agit pas uniquement de rhétorique: certains "intellectuels" affirment que les Arabes palestiniens sont les seuls vrais descendants des Hébreux de l'Antiquité, les Israéliens n'étant que des Khazars convertis, des envahisseurs colonialistes à la solde de l'impérialisme occidental islamophobe (plus loin dans son article M. Kosseim fait évidemment référence aux travaux du Professor Zand).

Si ces théories, comme celle de la "transformation du juif en antisémite et du palestinien en juif", ne sont pas retenues par certains "intellectuels européens", ce n'est certainement pas parce qu'ils les ignorent, mais plutôt parce qu'elles ne sont ni sérieuses ni convaincantes.

L'auteur se lance ensuite dans une rapide réflexion sur la nature humaine: l'être humain est-il naturellement bon ou méchant? La solution à la méchanceté humaine réside-t-elle, en conséquence, dans la répression de nos penchants ou bien dans l'éducation et la politique?

Pour montrer que la méchanceté n'est pas innée, M. Kosseim signale "le récit historique de l'Orient arabe, où il y a absence de nettoyages ethniques (...) absence de pogroms et absence d'Holocauste." À l'inverse, "les Mizrahim, les Israéliens juifs issus du monde arabe sont, quant à eux, sommés par les Israéliens juifs issus d'Europe de (...) s'européaniser, subissant ainsi un racisme euro-centrique. Ces différences culturelles et historiques portent à croire que la méchanceté humaine n'est pas naturelle."

La revue m'en est presque tombée des mains.

À cette bonté orientale, l'auteur oppose "la conception sioniste [qui] retient la prémisse essentialiste selon laquelle la méchanceté est inhérente aux non-juifs, leur racisme inévitable."

Ce n'est pas la première fois que je tombe sur une telle relecture de l'Histoire. Bizarrement, je ne m'y habitue pas: c'est à chaque fois un moment pénible, la prise de conscience désagréable que l'important n'est pas la vérité mais la répétition: une erreur suffisamment répétée sera acceptée pour vraie, à la longue.

Faisons un très court rappel.

"Dans tous les pays concernés [les pays arabo-musulmans où vivaient des Juifs] il y eut un pogrom ou un événement pogromique, des émeutes, des assassinats, voire un emprisonnement des Juifs qui, en fait, servit d'exemple, d'intimidation ou de menace." (in La fin du judaïsme en terre d'Islam, sous la direction de Shmuel Trigano, Éd. Denoël 2009, p.42)

Et Shmuel Trigano de résumer certains de ces événements (pp.42-43) qui n'ont rien à voir, faut-il le souligner, avec une quelconque "méchanceté inhérente aux non-juifs":

* Égypte: émeutes et pillages en novembre 1945, novembre 1948, janvier 1952 (également contre les Grecs et Arméniens)
* Irak: pogrom de juin 1941 à Bagdad (180 morts, 600 blessés), vague de persécutions antijuives officielles en 1948
* Syrie: pogroms de 1947
* Iran: vague d'antisémitisme en 1968, exécution du président de la communauté juive d'Iran en 1979
* Turquie: pogroms de Thrace en 1934
* Libye: pogroms de 1945 (130 morts), émeutes jusqu'en 1948, de nouveau en 1967
* Tunisie: émeutes en 1952, destruction de la grande synagogue de Tunis en 1960, violences en 1961
* Algérie: pogrom de Constantine en 1934, saccage de la grande synagogue d'Alger en 1960
* Maroc: émeutes antijuives en 1948, assassinats à Sidi Kassem en 1954, émeutes en 1961

L'ouvrage collectif dirigé par S. Trigano détaille ensuite les situations dans les différents pays arabo-musulmans où vivaient jadis des communautés juives. Il se penche bien évidemment sur le statut de dhimmi ("protégé"), et ce qu'il impliquait : restrictions, interdictions, humiliations, etc.

Ce rapide résumé aide un peu à mettre en perspective les propos de M. Kosseim sur "La thèse de la bonté naturelle de l'être humain [qui] coïncide avec le récit historique de l'Orient arabe".

C'est environ 900.000 Juifs qui ont été contraints, soit par des expulsions soit par des mesures discriminatoires et intimidantes, à quitter les pays où ils étaient nés. Environ les deux tiers d'entre eux se sont réfugiés en Israël.

Mais voilà une page de l'Histoire que les lecteurs de M. Kosseim (et ses élèves, s'il est bien enseignant) n'auront pas l'occasion d'entendre. Ils se feront plutôt dire qu'Israël n'est qu'une "régression tribale" (l'auteur cite Daniel Bensaïd), que seuls les Arabes palestiniens ont été victimes d'un "nettoyage ethnique" sur lequel, nous dit M. Kosseim, "on ne peut fermer les yeux" car il est une "injustice historique" qu'il faut "attaquer de front" (il ne mentionne évidemment pas la guérilla déclenchée contre les Juifs dans la zone mandataire dès 1947, ni l'assaut militaire des voisins arabes en 1948).

L'auteur pourrait en parler, pourtant. Son silence est volontaire. Il connaît la tragédie des Juifs chassés des pays arabo-musulmans, mais voici tout ce qu'il en dit: "Les apologistes sionistes cherchent désormais à neutraliser l'impact du nettoyage ethnique survenu il y a 60 ans en produisant un discours fallacieux selon lequel les juifs des pays arabes ont subi, eux aussi, un nettoyage ethnique à la même époque. Si les relations publiques israéliennes et pro-israéliennes réussissent à remettre le compteur à zéro, la voie est libre pour une suite et fin du nettoyage ethnique de 1948."

Les historiens qui racontent l'histoire juive orientale? Des apologistes sionistes.
L'histoire des juifs orientaux? Un discours fallacieux.
La diffusion de cette histoire, son enseignement? Un coup des relations publiques israéliennes.

Ces fréquentes tentatives de réécriture de l'Histoire ont un but: promouvoir l'abolition de l'État israélien et son remplacement par un "État unique" que l'on nous promet démocratique. C'est aussi la "solution" que propose cet auteur, qui nous invite à "sortir de la caverne sioniste". La bonne blague. La démocratie libérale n'est pas le projet du Hamas, ni d'ailleurs celui du Fatah (Arafat a régné sur le Fatah, puis l'OLP, puis l'Autorité Palestinienne jusqu'à sa mort; corruption, clanisme et clientélisme sont évoqués par nombre d'observateurs locaux ou étrangers). Par contre on sait très bien ce qui est arrivé aux Juifs orientaux, et ce qui arriverait aux Juifs israéliens si on les ramenait plus de soixante ans en arrière.

Relisant l'ouverture de l'article de Denis Kosseim, qui y dénonce l'aveuglement de certains intellectuels, je me pose la question suivante: pourquoi donc tant d'intellectuels sont-ils incapables d'appliquer à eux-mêmes les leçons dont ils sont si prodigues?

Autre question: c'est ça qu'on enseigne aux gamins dans nos collèges? Rendez-moi mon pognon!

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