samedi 29 août 2009

Fallait-il se taire?

L'article publié le 17 août dans la section "culture" d'Aftonbladet (voir un résumé de l'affaire ici) a bouleversé -avec raison- les Israéliens mais aussi tous ceux que les ragots antisémites dégoûtent.

Les autorités israéliennes ont demandé au gouvernement suédois de condamner cet article.

Les autorités suédoises refusent, au nom de l'absolue liberté de presse et d'expression qui existe dans ce (magnifique) pays.

Ce refus obstiné du gouvernement suédois ne m'enchante guère, même si je comprends la belle et noble théorie: interdire au pouvoir d'exercer un quelconque contrôle sur la presse.

Certes, le ministre des Affaires étrangères, Carl Bildt, a fait savoir sur son blog son mépris pour le "conspirationnisme antisémite":
[det vore] minst sagt egenartat om ett enskilt inlägg i en tidning skulle kunna tas till intäkt för att dra Sveriges kategoriska avståndstagande från alla slags antisemitiska konspirationsteorier i tvivelsmål

[il serait pour le moins original de tirer profit d'une seule contribution dans un journal pour mettre en doute le fait que la Suède rejette catégoriquement les théories conspirationnistes antisémites de toute sorte]
Mais Carl Bildt n'a pas l'intention de critiquer officiellement la publication de l'article en question:
Jag känner personligen också en stor vrede när jag konfronteras med förlöpningar av det slaget i debatten. Men som en i Sveriges regering har jag lika lite som något annat statsråd rätt att agera mot publiceringsbeslut vad jag än personligen må tycka om det som har publicerats

[personnellement, je ressens aussi une grande colère lorsque je suis confronté à des torchons (1) de cette sorte au cours d'un débat. Mais en tant que membre du gouvernement je n'ai pas le droit -de même que n'importe quel autre ministre- d'agir contre une décision de publication, quoi que je puisse penser de ce qui a été publié]
Cela étant, ce n'est pas tellement une action qui était attendue de la part du gouvernement, mais plutôt une ferme critique des allégations colportées. Il s'agissait d'exprimer une condamnation morale, pas de virer Jan Helin (une telle décision, effectivement, outrepasserait les pouvoirs des membres du gouvernement - en Suède ce n'est pas le premier ministre, encore moins le roi, qui nomme et démet les rédacteurs en chef).

Il faut aussi rappeler que, de son côté, Aftonbladet (et ses alliés politiques) n'a pas un instant hésité à faire pression sur Carl Bildt afin qu'il condamne officiellement... l'ambassadrice en Israël Elisabeth Borsiin Bonnier, à cause de la prise de position ferme et très critique de cette dernière envers l'article de Boström.

Le ministre des Affaires étrangères refuse de critiquer officiellement Aftonbladet. Le site du ministère est muet sur cette affaire et renvoie simplement aux deux billets du ministre sur son blog personnel. Mais est-ce vraiment la Constitution qui le contraint au silence?

Fred i Mellanöstern se pose la question.

Dans ce récent billet FiM mentionne le point de vue de Thorbjörn Larsson, rédacteur en chef de Dagens Nyheter (un autre quotidien national, mais de meilleure tenue qu'Aftonbladet). Extrait de l'article original:
Även ministrar måste få reagera på saker som skrivs, vi har ju yttrandefrihet. Ett exempel är Raineraffären då Olof Palme reagerade starkt. Men det är en helt annan sak än de krav som Israel nu ställer. Regeringen kan självfallet inte bestämma vad som skrivs i tidningarna

[Même des ministres doivent pouvoir réagir à ce qui est écrit, puisqu'en effet nous bénéficions de la liberté d'expression. Un exemple est la forte réaction d'Olof Palme lors de l'affaire Rainer (2). Mais les demandes faites actuellement par Israël sont une tout autre chose. Le gouvernement ne peut évidemment pas décider de ce qui est publié dans les journaux]
FiM cite également l'avis d'un professeur de droit constitutionnel de l'université d'Uppsala, Thomas Bull.

À propos du refus du gouvernement de critiquer un article de presse, l'avis de M. Bull se résume ainsi: il ne s'agit pas d'un obstacle posé par la Constitution, mais plutôt d'une tradition (3). Le gouvernement peut s'exprimer sur ce qui est publié dans la presse sans que cela soit de la censure, puisque de telles réactions se font a posteriori. Toutefois, on pourrait craindre que des réactions gouvernementales -bien que sans incidences sur une publication déjà faite- ne viennent influencer les choix éditoriaux à venir. Dilemme.

J.J. Goldberg, du Forward, se penche sur cette affaire dans un récent billet (blog de l'auteur): The Swedish Press Exposes the Invasion of the Jewish Body-snatchers. Ce qui le frappe dans cette histoire, c'est qu'une telle fable ait pu paraître plausible à la rédaction d'Aftonbladet (ainsi probablement qu'à une bonne partie des lecteurs). Cela signifierait que l'image d'Israël, en Suède, a cessé d'être négative pour devenir carrément diabolique sans que le gouvernement suédois n'y trouve à redire, écrit Goldberg.

Alan Dershowitz critique encore plus vivement le silence des autorités suédoises (Sweden's refusal to condemn 'organ libel' is bogus):
Nobody is talking about censoring the Swedish press or imprisoning the writer of the absurd article.

What we are talking about is expanding the marketplace of ideas to include a completely warranted condemnation of sloppy journalism and outrageous accusations that foment anti-Semitism in Sweden, which is already on the rise. Freedom of speech is based on an open and vibrant marketplace of ideas. No journalist is immune from criticism for bigotry and defamation, even from high ranking government officials
Dershowitz a raison de condamner le journalisme de bas étage, mais est-ce au gouvernement d'endosser un tel rôle? Inviter des ministres à donner leur avis sur le contenu des journaux présente bel et bien un risque: que les gouvernants y prennent goût.

D'un autre côté, il est déjà arrivé qu'un haut dirigeant suédois donne son avis sur des articles de presse dans des cas pourtant bien moins graves que des accusations de vols d'organes (voir plus haut le rappel de Thorbjörn Larsson sur Olof Palme).

Le gouvernement suédois a peut-être mal choisi son moment pour donner au monde une leçon de liberté de la presse... mais au moins Carl Bildt a-t-il, pour justifier son refus de réagir officiellement, une noble excuse: un respect extrême pour la liberté de la presse (attitude tout à fait incompréhensible pour des Français ou des Israéliens, habitués aux prises de position bruyantes et fréquentes de leurs dirigeants).

Il n'y a pas beaucoup de noblesse, par contre, dans les choix éditoriaux d'Aftonbladet, ni dans l'attitude de ceux parmi les parlementaires de l'opposition (de gauche!) qui lui ont prêté main-forte juste pour le plaisir de se payer une ambassadrice et donc, indirectement, le gouvernement.


Annexe
Les courageux (ne me comptez pas dans le lot ce samedi...) pourront se référer au chapitre que la Constitution suédoise consacre à la liberté de la presse, en anglais sur le site du Parlement: The Freedom of the Press Act.

Je connais une personne qui sera intéressée de savoir que le site du Parlement suédois a une version (limitée)... en yiddish. Le yiddish est en effet la langue d'une des minorités nationales reconnues en Suède (mais n'espérez pas pouvoir parler yiddish à un fonctionnaire). Il existe quelques autres langues minoritaires (même si leur reconnaissance n'a pas toujours de conséquence très concrète): le same, le finnois, le romani, l'elfdalien. Les curieux peuvent consulter cette page d'information hébergée par l'université Laval à Québec.


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(1) Le mot "förlöpningar" me donne bien du mal. Le Svenska Akademiens Ordbok propose comme définition "överilad handling", ce qu'on pourrait traduire par "action hâtive", "prématurée", ou peut-être ici "document hâtif". Bref, quelque chose fait à la va-vite. Ce n'est pas un terme flatteur. Om Du talar svenska kanske kan Du hjälpa till att översätta detta ord?

(2) Affaire Rainer: le ministre de la Justice d'Olof Palme, Ove Rainer, avait été poussé à la démission suite à la publication d'un article du journaliste Göran Skytte en 1983, qui révélait la bien trop habile "planification fiscale" du ministre. Olof Palme n'avait pas caché son mécontentement... envers la presse (cf. Wikipedia).

(3) Det är nog inte en fråga om förenlighet med grundlag, utan mer en tradition (...) uttalanden från regeringen om artiklar är inte censur

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